Sans turbulences, les Laurent avaient réussi un coup de maître. Adopter une petite amérindienne dans un cadre complètement isolé. Dans un cadre touristique réputé. Le pied du Mont Saint-Michel était l’endroit parfait pour grandir. Peu importent nos origines, on est tous béats devant l’impressionnante place mystique. Le couple d’âge mûr ne savait plus trop comment il s’y était pris pour avoir cette enfant. Toujours était-il que la fillette était sous leur responsabilité. Même si biologiquement, ils n’avaient rien en commun, elle recevait l’éducation française qu’ils souhaitaient pour elle. Pour toujours et depuis toujours.
Ils n’avaient nullement l’impression de lui avoir fait du mal. Il lui avait donné un nom indien car on disait qu’elle venait de ce peuple qui traverse les âges et les univers. Elle faisait partie d’eux, même ses yeux en amande et son teint ne le démentaient pas. Alors, après tout, pourquoi pas. On l’avait nommée Ehawee, soit « elle sourit ».Ils ne savaient pas trop comment cela leur était parvenu mais elle s’était toujours appelée ainsi dans leurs souvenirs. Ehawee Sophia Laurent.
À deux ans, elle trouva un moyen pour fuir le jardin familial et s’aventurer dans les bois proches. Elle voulait sans cesse se dévêtir et était invinciblement attirée par le bleu.
Sa famille ne l’avait jamais vraiment comprise. Même si son enfance se passa sans encombres et qu’elle adorait ses parents, elle ne pouvait s’empêcher de se demander où était réellement sa place. Elle parlait à une amie imaginaire. Elle adorait jouer avec elle et communiquer par des bruits bestiaux. Elle appelait parfois l’invisible copine par des sons que les Laurent comprenaient comme « Nakoma ».
Lorsqu’elle eut l’âge de rentrer à l’école, elle s’avéra être encore pire.Indisciplinée enfant !Elle n’écoutait pas un traître mot de ce qu’on lui racontait. Si elle décidait de dessiner au lieu d’écrire, elle s’entêtait, résistant aux commentaires des professeurs. Avec le temps,elle apprit à écouter l’utile et à balayer le reste. Très intelligente malgré tout, on décida de la mettre avec des élèves plus âgés. Peut-être s’ennuierait-elle moins ?
La seule chose qui amusa la petite Ehawee fut le regard que les autres portaient sur elle. Ils étaient littéralement fascinés par sa peau et son ethnie.Elle se sentait tellement mise à l'écart de ces marmots blancs comme neige.Et cela lui plaisait.Elle aimait à être ce petit être à part et unique dans un village français.
En grandissant, elle devint une fille plus indépendante encore. Ses cheveux raides poussèrent en de longues plumes de corbeaux. Sa peau de miel et son tatouage vermillon s’écartaient un peu plus. Elle grandissait avec. Elle changeait aussi.
D’abord peu à l’aise avec ses vêtements de toute jeune fille, elle décida de fuguer les obligeances qu'elle prenait très mal.Elle voulait fuir à tout prix cette vie toute prête,cet avenir tracé.Elle voulu se défaire de l'éducation européenne. Pour ce faire,elle commença par brosser des cours et finit par partir en pleine nuit pour se promener librement.Cette nouvelle crise effraya au plus haut point les parents français qui décidèrent de consulter un psychologue. Dans la société actuelle ou ancienne, c’est toujours ainsi. On prend pour fou avant d’essayer de comprendre.On parle directement avec de grands termes."Tout de suite les grands mots" devint l'expression favorite de la jeune fille.


Elle se souvenait très bien de ce jour. De cette heure. De cette semaine. De cette année. De cette seconde....Peu importait quand cela avait pu être et combien de temps cela avait duré.La visite chez l'analyste fut pour Ehawee une vraie torture.

-Alors,ma petite chérie, dis-moi… As-tu envie de te comporter comme une petite sauvageonne ? dit pour la dernière fois le jeune médecin à une Ehawee de douze ans.
Bras croisés contre la poitrine,l’ado en jeans défie ce psy qu’on l’a forcé à voir.
-Vous dites que je suis une sauvage ?
- Non, je ne parle pas de toi, évidemment.
- Rien que de mon comportement ,rétorque l’enfant.
- Non, je t'assure, je me suis mal exprimé. C’est un mot qui s’applique aux gens non civilisés.
- Comme moi.
- Comme tous ceux qui ne sont pas encore civilisés. Autrement dit...
- Autrement dit, différent de vous.

Le docteur ne diagnostiqua rien de particulier. La petite était parfaitement saine d’esprit, n’avait aucun problème sinon qu’elle était anormalement éprise de révolution et de liberté. Encore au collège, elle voulait changer le monde et vivre seule. Cela n’étonna pas plus Ehawee que les vieux parents. Tous avaient cette même impression de déjà vécu. C’était logique, il ne pouvait en aller autrement. Ehawee restait différente, malgré son pays et sa nationalité française.
D’autres signes vinrent s’ajouter lorsqu’elle changea. Elle décida d’abandonner les baskets pour des bottillons stylisés et de tronquer ses tee-shirts contre des robes et des minijupes. Son apparence extérieure fut totalement modifiée et elle réussit bien dans les matières linguistiques à l’école.
Dans la communication en général, elle était douée. Très. Trop. Devançant les gamines, elle avait compris que si l’apparence était cruciale depuis toujours, les mots restaient à jamais gravés. Avec cette arme de séduction puissante, elle eut droit à plusieurs aventures durant sa jeunesse. Mais aucune ne fut une proie assez passionnante pour que la femme libérée qu’elle était s’en satisfasse.Elle avait faim d'autre chose. Une chose venue d'ailleurs, une chose nouvelle.Elle avait l'intime conviction qu'une terre moins peuplée serait meilleure.



La femme que devint l’étrange amérindienne ne se sentait pas plus chez elle à Taleville que la petite fille adoptée. Mais elle avait pour principe de se faire une raison pour tout. C’était la Nature qui décidait. Pas elle. Elle n’était pas libre face à la Nature, elle ne pouvait pas changer de lieu .Parmi ses nombreux principes, elle devait rester dans son village d’origine. Taleville était pour elle un berceau comme un bout de tunnel.
Elle contredit une fois de plus ses parents adoptifs qui maugréaient à longueur de journées :

« On ne fera jamais rien d’elle. »

Elle devint traductrice par le biais de cours par correspondance. Impossible mais vrai. Ehawee décrocha un diplôme reçu dans une boîte aux lettres. Plus tard, elle comprit vraiment que ce boulot était fait pour elle. Elle avait toujours eu l’impression d’attendre les clients nécessaires, les voyageurs étrangers qui communiqueraient avec elle et apprendraient sa langue.On lui proposa de traduire quelques dossiers qu'on lui envoya par mail ou par la poste.L'important était qu'elle les reçoive.Elle parlait couramment l'anglais,le français,l'allemand et le néerlandais.Elle avait des bases d'espagnol et trouvait chaque langue un peu plus fascinante que la précédente.
Elle savait que lorsqu’elle avait la nostalgie d’un souvenir inconnu et inexistant, elle pouvait toujours compter sur sa forêt ou personne d’autre ne s’aventurait. Elle aimait écouter le bruit de l’eau, du vent dans les arbres. Elle savait pertinemment bien que les rêves de collier bleu turquoise qui la hantaient étaient en lien avec son passé. Mais comment était-ce possible et croyable ? Qu’est-ce que cela signifiait donc ?

Elle est toujours, aujourd’hui, persuadée que le droit chemin se trouve dans la Nature. Le chemin qui lui permettra de retrouver le peuple dont parlent les Laurent en employant le mot « indien » et ses souvenirs.

Mais la Terre n'est que poussière,
Tant que l'Homme ignore comment
Il peut peindre en mille couleurs l'air du vent !