C'est le premier jour du reste de ma vie. Mes paupières s'ouvrent lentement d'un long sommeil de glace, et tous ces nouveaux souvenirs, ce nouveau passé prend place peu à peu dans mon esprit. Un sourire se dessine malicieusement sur mes lèvres. Je bouge doucement mes jambes sous les draps de soie, encore endolories. Cela va être difficile sans mes tentacules. Mes pieds touchent alors faiblement le sol, et je me lève pleine d'entrain pour observer la pièce. Je suis dans une somptueuse chambre, la mienne évidemment. C'est ma chambre, ma maison. Une belle grande baraque blanche aux limites de la ville, très vaste et claire. Fini les murs ternes et froids de ma caverne sous la mer. Je connais pourtant ces murs, cette tapisserie, ce bois, mais c'est comme si je les découvrais pour la première fois. La Reine n'a pas lésiné sur le mobilier, je fais partie des plus riches de cette ville. Lentement je m'approche de la coiffeuse et peigne mes cheveux tout en admirant ma peau blanchâtre, qui était jadis mauve, dans un autre temps, un autre monde. Toc toc toc. Je sursaute et hurle. Mais ce n'est que cette bonne à rien de domestique qui m'annonce que le petit-déjeuner est servi sur la terrasse. J'ouvre la porte avec véracité et la dévisage. « J'espère que ce sera meilleur qu'hier. » Je jette ma tête en arrière tout en passant une main dans ma chevelure et la contourne pour suivre le long couloir. Une fois arrivée dehors, j'aperçois Louis qui est déjà là, mon soi-disant conjoint, autrefois Scar, un cigare entre les lèvres, le journal du matin dans les mains. « Ces lunettes te font paraître intelligent, c'est amusant. » Je ris grassement et prend place à la table, savourant les rayons du soleil sur ma peau et observant avec intérêt les divers mets qui comblent la nappe. Il quitte des yeux un bref instant son journal pour m'observer, et rebaisse son menton barbu. « Cette nuisette épouse parfaitement tes formes repoussantes, c'est tout aussi drôle que la chose qui traîne entre tes jumelles. Un rat, je suppose ? » Mes yeux se gonflent d'outrance et je remarque seulement alors que les lunettes en mousse que je mets pour dormir sont coincées entre mes deux pastèques. Je plonge une main dans ma poitrine et balance la chose à la figure de la domestique, qui gémit sur le coup et s'en va sans cérémonie. « Je n'ai pas envie de me disputer avec toi ce matin, amour. » Dis-je alors en insistant sur le dernier mot tout en déformant mon visage par une grimace sarcastique à souhait. « Soyons civilisés. Par ailleurs, quand comptes-tu raser cette barbe immonde qui te fait passer pour un sans-abris ? J'ai honte quand je marche à côté de toi tu sais. » Le coude posé sur la table, ma tête posée dans ma paume, je l'observe avec le sourire tout en touillant la cuillère dans mon café. Le bruit de la tondeuse parvient alors à mes oreilles, et je dégaine le menton aussi vite qu'un chien qui sent la merde d'un de ses compère à des kilomètres à la ronde. Mes yeux s'illuminent de désir lorsque j'aperçois notre jardiner et je passe machinalement une main dans ma nuque, l'autre me faisant de l'air. Il est tellement beau, les gouttes de sa sueur dégoulinant sur son torse parfait, que j'en oublierais presque le petit-déjeuner. « Au moins, c'est que du naturel. Pas comme tout ce que tu te trimballes ma chère. » Je me rappelle alors que Louis est toujours là mais ne lui prête aucune attention. «  Et arrête de le bouffer du regard, les ménopausées je crois pas que ce soit son plus grand fantasme. C'est pas bon pour toi les faux idéaux, les rêves d'adolescents frustrés, voyons. » Je roule des yeux et fait la moue pour me retourner vers lui. Il m'horripile. J'attrape un croissant et mords fermement dedans, mâchant la bouche presque ouverte, laissant aller ci et là des miettes. « Je te rappelle que je n'ai pas encore trente ans. Renseigne toi un peu mieux sur les femmes si tu veux paraître crédible, et viril. » Après avoir englouti la pâtisserie, je pioche dans le pot de raisins en admirant mes ongles si parfaits. « Oh ? Vraiment ? Pardonnez-moi votre Altesse, le sel de mer a dû creuser les pores de votre peau jusqu'à les faire rides. » Je tourne la tête vers lui, le visage radicalement rouge de fureur. Mon visage est parfait. Ce n'est qu'un sale enfoiré qui ne sait pas voir la beauté. Je le vois soupirer et laisser son journal de côté. « Soit dit en passant, tu me ferais presque de la peine à ne pas bouger d'un pouce. Faudrait-il que je t'apprenne à te jeter sur l'animal ou serait-ce une part d'humanité qui t'en empêche ? Si bien évidemment, ce mot ne t'es pas étranger. » Finit-il, le sourire félin aux lèvres, satisfait. J'entends alors des petits pas arriver sur la terrasse et s'approcher de nous. Mon chihuahua, Kitty, saute sur mes jambes et couvre de bave ma poitrine en la léchant avec adoration. Je la caresse tendrement et fusille Louis du regard. « Nous ferais-tu un coming-out inespéré ? Je prépare simplement le terrain chéri, un morceau de viande comme ça il faut l'épicer avant de le savourer. Ne doute pas de moi, c'est mon métier tu sais. » Il tire une tronche écoeurée, sirote dans sa tasse de café avant de laisser échapper un rire mi dégoûté mi amusé. « Hein hein, j'sais pas qui est le morceau de viande de vous deux, vu comme Baloche se butte à vouloir te bouffer tes implants. » De nouveau mon visage devient ahuri, rouge, presque mauve. Mes cheveux se hérissent au-dessus de ma tête et mes doigts se crispent. Ce n'est pas une voix qui sort de mon gosier, ce sont des balles de pistolet. « Ce sont des vrais, bougre d'imbécile. » Dis-je en pointant d'un doigt ma poitrine, avant de me lever théâtralement pour retourner dans la maison, hurlant une dernière fois. « ET ELLE S'APPELLE KITTY ! » Je roule des hanches, ma chienne dans un bras, et m'éloigne de Louis avant de lancer un regard incendiaire à la soubrette. J'ai beau être de mauvaise humeur chaque fois que je vois leurs visages, je n'aurais pu rêver mieux, comme nouvelle vie.


J'attrape un crayon et le coince dans mon chignon avant d'allumer mon ordinateur. J'ai perdu deux clients cette semaine, à cause de Cerise, ou plutôt cette garce d'Adella, je l'ai reconnue dès que je l'ai vue. Elle est ma principale concurrente sur le marché. Son business marche un peu trop bien chez Gaston, et il va falloir que j'en touche un mot à Gabriel s'il veut que je l'aide à serrer sa belle. Cerise a peut-être l'avantage de ne pas faire payer cher ses services, voire pas du tout, mais les miens sont de qualité et ma réputation de coach de l'amour est sans précédent. J'ai une tonne de faux diplômes épinglés sur les murs de mon bureau. J'ai même des cartes postales de couples qui me sont adressées. Mon chiffre d'affaire est plus important que le sien de toute façon, et mon business c'est du sérieux, pas du clandestin. Je laisse échapper un long soupir et cale une cigarette entre mes lèvres. J'embrase l'extrémité et fait volte face, postant mon fauteuil à roulette face à la fenêtre, observant ce temps morne et gris. Peu importe, j'aime bien la pluie. Soudain, quelqu'un cogne trois petits coups à la porte, et j'entends celle-ci grincer. « Est-ce que tu m'as entendue te dire d'entrer ? » La secrétaire comprend à ma voix sifflante qu'elle a fait une connerie, et je l'entends qui renferme la porte et re-frappe sur celle-ci. Mes yeux roulent dans leurs orbites et je me tourne de nouveau, face à mon bureau, pour alléger la cigarette de ses cendres dans un cendrier de cristal. Je pose une main sur mon front, m'y accoudant. « Que veux-tu ? » dis-je en reprenant une latte quand elle entre pour la seconde fois. Elle fait gesticuler ses mains entre elles et ça m'agace au plus haut point. J'observe, un sourcil levé, ses pieds avancer vers moi avec la lenteur d'une limace qui tenterait de faire des roulades. « Je vous apporte le courrier madame. » Elle pose une pile de cartes et enveloppes sur le bureau et je la gratifie d'une signe de main pour lui indiquer de disposer, sans même la regarder. La clope au bec, j'attrape la première carte de mon butin et la lit en diagonale avant de la balancer derrière mon épaule, et toutes les autres après. Quand j'arrive à une enveloppe, j'arrache sans grâce le papier et attrape ce qui semble être une photo verso. Le couple a simplement écrit ses amitiés et signé. Je retourne la photo et voit deux bébés, des jumeaux, dans un berceau. Une vague glaciale m'envahit le long de l'échine, remontant jusqu'à ma nuque et un douloureux souvenir s'impose à moi. Certes, je suis consciente qu'il est faux, tiré de la malédiction qui nous a tous affublés d'un passé imaginé. Mais la souffrance est bien là, ancrée comme une vérité, comme si cela s'était réellement passé. C'est la seule tâche au tableau, directement relié à Flotsam et Jetsam. Mes murènes, mes bébés, mes amours. Leur mort s'est passée différemment pour Alma. J'avais vingt deux ans. J'étais enceinte de plus de six mois, d'un homme rencontré qu'une seule fois, mais j'étais déjà amoureuse des jumeaux dans mon ventre. Je rêvais parfois de leurs visages, la nuit. Je m'amusais à imaginer de quelle couleur seraient leurs cheveux. J'avais déjà hâte de les habiller de la même manière, hâte d'entendre leurs premiers mots, voir leurs premiers pas. Je planifiais déjà leur premier jour d'entrée à l'école, je réfléchissais à quels clubs de loisirs et sports les inscrire. Je m'imaginais déjà dans les gradins d'un terrain de football ou dans les rangs d'une salle de théâtre. J'aurais pris en photo tous leurs grands moments, leurs soufflets de bougies pour les anniversaires, leurs remises de diplômes. J'étais impatiente d'être mère. Mais un soir, je me suis rendue à l'hôpital pour des légères pertes. Sur le lit d'hôpital, j'attendais, observant les médecins parler entre eux d'un air angoissé. Ils m'annoncèrent que la poche des eaux était bombée, qu'il y avait infection et que je devais rester. La nuit même, des contractions me tordirent les entrailles, et je perdais beaucoup de sang. L'accouchement reste à ce jour la pire douleur physique que j'ai ressentie de toute ma vie. Le calvaire a duré un temps qui me parut interminable, et lorsque enfin le deuxième fut sorti, une sage-femme l'emmena lui aussi. Je n'écoutais pas ce que le médecin disait, les mains empoignées aux barres de mon lit, je n'avais d'yeux que pour la porte, attendant qu'on m'apporte mes bébés. Quant à mes oreilles, le sang y bourdonnait. Mais les minutes passèrent et quand la sage-femme revint, ses mains étaient vides, jointes entre elles. Elle se contenta de regarder le médecin, qui m'annonça alors des mots, des mots que je ressentis alors comme une bourrasque de morceaux de verres se plantant dans ma chair. Morts-nés, tous les deux. J'ai hurlé, hurlé à m'en faire éclater l'oesophage, pleuré à en faire exploser mes rétines. J'ai crié à en faire résonner mes poumons, ma douleur résonnant dans chaque mur. J'ai souffert le martyre, comme si l'ont m'avait dérobé une partie de mon âme. Comme si mon coeur avait pourri, s'était noirci. J'en ressens encore la douleur, quelque part au fond de mes tripes. Il m'arrive de penser à eux, comme si tout cela était réel. Avec tant de sentiments tangibles se mélangeant, il est devenu difficile de distinguer le vrai du faux. C'est de la magie noire, et c'est ma malédiction.