C’était le jour que j’attendais et que j’appréhendais le plus. Oh, ça n’avait pas été de tout repos pour y arriver. J’avais attendu, stressée, d’abord. J’avais eu des demandes de la part de Sam, et j’avais fini par céder. Mais lui n’avait pas eu de suite des retours positifs, ce qui me m’avait conforté dans mon idée que la chose était une mauvaise décision. Et puis finalement, elle accepta. Judie avait dit oui, à ce que nous nous rencontrions. Au salon de thé de l’avenue Carroll. J’allais revoir ma sœur. Après onze années passées sans elle, onze années pendant lesquelles j’avais espéré qu’elle me rende visite au Mont, onze années qui m’ont finalement révélé sa haine envers moi. Même si, d’après Sam, elle s’était tassée, elle était toujours bien là cependant. Pourquoi vouloir la voir, alors ? Je ne pouvais pas me résoudre à tirer un trait définitif sur l’être qui avait été plus cher que tout. Si les années passées au Mont m’avaient coupée d’elle, nous avions tout le temps de nous rattraper à présent. Si elle voulait de moi bien entendu. Elle pouvait avoir consenti à me voir simplement pour me reprocher tout ce qu’elle pouvait, et s’en aller. Je refusais d’y croire, mais c’était pourtant bien une possibilité. Je partis en avance, pour avoir le temps de photographier quelques branches gelées sur mon chemin, mais sans grand résultat. La concentration n’était pas au rendez-vous et je ne faisais jamais rien de bon dans ces cas-là. Je me décidai donc à me hâter, même si je savais devoir attendre à l’intérieur. Observer les autres me ferait au moins penser à autre chose… J’arrivai donc devant la porte du salon de thé et hésitai à entrer, sans raison. Fronçant les sourcils, je me secouai la tête avant de pousser la porte, et entrai. La moitié de la salle était occupée, de quoi donner un peu d’ambiance sans pour autant perdre la tête dans un brouhaha sans nom. Je m’installai à une petite table à côté d’une fenêtre et expliquai à la serveuse que j’attendais quelqu’un. Après quoi je laissai mon regard vagabonder dans la pièce, puis dans la ruelle, sans me rendre compte du temps qui passait.
Jusqu’au moment où je me rendis compte de la rousseur éclatante qui attendait près de la porte. Incapable de détourner le regard, j’attendis qu’elle me trouve à son tour, ce qu’elle fit aussitôt finalement. Oh, moi j’avais eu droit à une photo qu’elle avait fait passer par Sam, il y avait déjà un bon moment. Elle en revanche me revoyait réellement pour la première fois depuis onze ans, il me semblait… Elle était magnifique. Grande, svelte, un visage adorable, et je me rendis compte à quel point elle m’avait manqué. Tout ce que je n’avais pas partagé avec elle m’arrivait dans la figure au même titre que sa beauté. Elle était devenue une jeune femme splendide. Elle s’avança jusqu’à la table à laquelle je l’invitai à s’asseoir d’un coup d’œil. « Bonjour…Leahn… » Je souriais, même si je ne savais pas vraiment si je devais le faire, ni quel sentiment y mettre. De la chaleur ? De la joie ? De la curiosité ? De l’excitation ? Peut-être un peu de chaque, bien que je ne fus pas si démonstrative cependant. Je ne sentais pas en avoir le droit, et je ne voulais pas la faire fuir. Bien qu’une tête de six pieds de long aurait pour sûr eu cet effet-là. Donc… mieux valait sourire, même un petit peu. Le fait était que de toute façon, j’étais incroyablement heureuse de la revoir… même si terrifiée par ce moment. « Bonjour… » Je l’aurais bien prise dans mes bras, mais que demander de plus ? Elle avait accepté de venir, c’était déjà un énorme pas. Je me rendis compte que j’avais les mains encore crispées sur mon appareil, depuis mon arrivée. Je consentis alors à détourner le regard et enlever l’objet d’autour du cou pour le poser sur un coin de la table. Prenant une inspiration conséquente, je me questionnais sur ce que je souhaitais dire à ma sœur. Mais au moment d’ouvrir la bouche, j’aperçu la serveuse qui revenait à la charge. Autant s’en débarrasser maintenant. Je regardai donc de nouveau Judie. « Tu… Tu veux quelque chose ? » Certes, pas les meilleures premières paroles depuis onze ans, mais au moins de quoi briser un peu la glace, je l’espérais…
En ne voyant pas Judie réagir de suite, je me dis qu’elle était peut-être réellement venue pour m’engueuler, et que ma question ultra banale l’avait encore plus offusquée. Mais elle se ressaisit et j’en fus quelque peu rassurée. Elle commanda un thé vert puis la serveuse se tourna vers moi. « Un chocolat chaud avec de la crème, et un scone au chocolat, s’il vous plaît. » Déjà que j’étais une accroc au chocolat en temps normal, dans ce genre de situation il m’en fallait une bonne dose. Certainement plus psychologique qu’autre chose, mais passons. Je me tassai sur ma chaise pendant que Judie s’installait complètement. Au moins, elle n’avait pas l’air de vouloir s’en aller ; c’était toujours ça de gagné. Je ne pus m’empêcher de remarquer à quel point ses vêtements lui allaient à ravir. Pour sûr, elle avait du goût, et sa voie vers le stylisme était toute tracée. Sam m’en avait vaguement parlé, je ne savais que cette passion. Si elle suivait toujours des cours, si elle se faisait un nom, ou au contraire si elle galérait, je n’en savais rien. Elle fit claquer sa langue, et je me retins de froncer les sourcils. Autant ne pas lui faire croire que ça m’énervait, bien que j’en sois simplement étonnée. Je n’avais aucune idée de comment se terminerait ce rendez-vous, mais tant qu’on pouvait ne pas lancer d’hostilités… c’était déjà ça. « Et sinon… comment tu vas depuis tout ce temps ? » Je me retins presque de respirer en entendant ces mots. Déjà parce que j’adorais sa voix, mais surtout parce que je ne savais foutrement pas quoi répondre. Enfin, comment j’allais depuis tout ce temps était en soi une question qui amenait une réponse simple, même pour moi, mais elle impliquait beaucoup plus que ça.
Je pinçai mes lèvres, cherchant quoi dire. Je ne pouvais pas décemment dire « ça va tranquille et toi ? ». Oublier toutes ces années d’éloignement et de haine était impossible, et des paroles complètement détachées insulteraient tout ce que nous avions vécu. J’essayai de trouver un encouragement dans son regard, mais ce fut vain. Alors je me lançai, il fallait bien avancer. « Dire que ça va serait un bien grand mot. » Je souris tristement, loin de moi l’envie de paraître sèche. « Je suppose que tout ne peut pas être comme on le souhaite. » C’était la vie, les hauts et les bas. Non, évidemment, ça n’allait pas bien depuis tout ce temps. Aller au Mont fut une épreuve, s’habituer fut dur, relativiser se fit avec le temps, et finalement je m’étais dit que ça allait. Connaître la haine de Judie envers moi n’aidait pas cependant. Je ne pouvais juste pas m’empêcher de vivre, et je faisais avec. Alors ça allait, mais ça n’allait pas, « depuis tout ce temps ». Comment le lui dire ? Et comment lui retourner la question sachant la réponse qui allait franchir ses lèvres ? « Disons que ça va un peu mieux depuis que je suis revenue. » Au moins, c’était honnête, et ça n’appelait pas à la dispute, ce que je souhaitais à tout prix éviter. Je hochai la tête comme pour appuyer mes propres dires. Je cherchais surtout à me convaincre que je ne disais rien de travers. Je ne savais pas comment résumer onze années ainsi, en quelques phrases, tout en évitant de déclencher la colère de ma sœur. Sœur que j’avais envie de connaître à nouveau. Si j’étais là pour espérer me réconcilier avec elle, je voulais surtout pouvoir rattraper le temps perdu. Je voulais connaître ses manies, ses joies, ses peines, s’il y avait un homme dans sa vie – bien qu’elle eut tout le temps pour ça –, ses passions, ses amis… tout. Je voulais tout savoir et je n’en avais pas vraiment le droit ni l’occasion. Alors j’osai tout de même, timidement, et doucement. Je me raclai la gorge. « Alors, le stylisme ? »
Dire que je ne retenais pas mon souffle aurait été mentir. Je redoutais chaque fois que Judie ouvrait la bouche et en même temps, je me rendais compte qu’elle avait l’air de chercher ses mots tout autant que moi. Soulagement ou peur, je ne savais pas vraiment. En tous cas s’il y avait bien une chose sur laquelle j’étais complètement honnête, c’était bien l’entièreté de ma question. Je m’intéressais réellement à ses études et ce qu’elle aimait faire, autant parce que je me sentais coupable d’avoir tant à rattraper que parce que j’étais curieuse d’en savoir plus et d’apprendre à la connaître à nouveau. Je la vis finalement hausser les épaules. « Disons que je m’en sors bien, c’est facile quand on aime ce qu’on étudie, pas vrai ? » Pour le coup, je ne pouvais qu’être d’accord. Il était bien rare qu’on trouve très rapidement une passion qui nous promette un avenir professionnel et s’y tenir ; arriver à faire des études désirées. Tout comme il n’était pas aisé d’y parvenir une fois qu’on s’était décidé pour une certaine orientation. Au moins, j’avais appris une chose importante : Judie aimait ce qu’elle faisait, et c’était le principal. Je savais déjà qu’elle n’était pas coincée dans une carrière qui ne l’emballait pas, qu’elle contrôlait sa vie et qu’elle l’appréciait. Du moins, cette partie-là. « Ça aide bien, effectivement… » Je ne savais pas vraiment si j’avais le droit de me réjouir pour elle ou si c’était mal venu. Je n’avais pas encore le courage de m’impliquer dans tout ça en ne sachant pas si elle allait tout me recracher à la figure.
En fait, je n’espérais même pas trouver une réponse ou ne serait-ce qu’un encouragement dans son regard ; quand même bien j’osais envahir ses prunelles. Je me pinçai les lèvres quand je vis ses yeux se diriger vers mon appareil photo, posé sur le coin de la table, une de mes mains toujours dessus. « Et toi, tu es dans la photographie ? » Je haussai les sourcils en ouvrant la bouche, accusant la question pendant une seconde. Disons que je ne m’attendais pas à ce qu’elle s’intéresse si rapidement à quelque chose de positif me concernant. Machinalement, je baissai les yeux à mon tour sur mon appareil et finis par hocher la tête. « C’est ça. » Un sourire mi-heureux mi-gêné fit son apparition sur mon visage. « Je suis spécialisée dans tout ce qui touche au froid… les flocons, le givre, ces choses-là. J’ai un blog, le plus dur reste à me faire connaître maintenant. J’ai travaillé rapidement pour le journal de la ville, mais ça me convenait pas vraiment. » C’était un peu le but de tous ces métiers dans l’art, quand on était « à son propre compte », comme ç’allait un peu être le cas de Judie, je supposais. On représente son propre travail, c’est ce qui compte le plus, être reconnu pour ça. Lâchant enfin mon appareil, je m’écartai lorsque la serveuse revint avec notre commande. Je glissai ensuite mon petit doigt dans la crème fouettée au-dessus de mon chocolat chaud pour jouer les gourmandes. C’était stupide, mais ça me donnait de la contenance et du courage pour ce qui suivait. Je pris une inspiration, relativisai et me dis que de toute façon, je devais bien en passer par-là. Je relevai le regard vers ma sœur, tentant de garder mon sourire pour ne pas lancer d’appel à la mauvaise humeur et mauvaise réaction. « Et toi… comment ça va ? »